LE TANGO DE BUENOS AIRES À PARIS, ET RETOUR.
Le tango, né dans les lupanars de Buenos Aires vers 1880, fut d’abord sur les deux rives du Rio de la Plata, à la fois une musique, une danse provocante, puis très vite un chant et une littérature. Il a ensuite gagné l’ensemble de la société et fini par séduire le monde entier. Il a connu âge d’or et dépressions, au gré des avatars de l’histoire argentine et des convulsions du monde, mais il a réussi à traverser le XXème siècle et à affronter bon pied bon œil le suivant, déclenchant la passion des corps et des esprits, ici et ailleurs. Il est devenu d’une certaine manière universel, avec quelques terres de prédilection, comme Paris qui, dans cette histoire du tango, occupe vraiment une place à part.
La capitale française a entretenu, depuis le début du XXème siècle jusqu’à aujourd’hui, une relation très privilégiée, nouée avec Buenos Aires autour du tango. Comme une histoire d’amour fou. Partagé. Les Portenos, les habitants de la capitale argentine, ont résumé à leur manière cette situation, cette sorte de ménage à trois autour du tango. « Buenos Aires est l’épouse, Paris la maîtresse », se plaisent-ils à répéter depuis longtemps. Et il faut leur faire confiance, ils savent de quoi ils parlent. Les tangueros du monde entier ne peuvent plus l’ignorer, Paris a infléchi, parfois bouleversé l’histoire même du tango. On n’ira pas jusqu’à prétendre que, sans le rôle joué par la capitale française, le tango n’existerait peut-être plus. Mais il n’en serait certainement pas là, il ne connaîtrait pas cet engouement visible partout aujourd’hui, si plusieurs fois au cours du siècle dernier, Paris n’avait pas mis son grain de sel dans cette histoire de tango.
En lui permettant de sortir des bas-fonds, en lui donnant comme des lettres de noblesse, Paris a contribué à élargir l’audience du tango. En aidant Astor Piazzolla à (re)trouver sa voie , en le convaincant que cette voie était justement le tango, Nadia Boulanger, depuis son immeuble parisien, a permis que voie le jour la révolution du tango. Son actuel renouveau ne se serait probablement pas produit sans le triomphe, d’abord parisien puis mondial, du spectacle Tango Argentino, commandé par le festival d’Automne.
Trois moments-clés donc, qui sont emblématiques de cette relation privilégiée. Datés précisément : 1906, 1954 et 1983.
1906
Le tango n’est âgé que d’une petite trentaine d’années et n’a pas encore beaucoup quitté les bas-fonds, les bordels, les rues et les cafés des ports, les conventillos, ces petits immeubles bâtis autour d’une cour centrale et où s’entassent les familles pauvres, essentiellement immigrées. Bourgeoisie et aristocratie maintiennent leurs enfants à l’écart de cette musique et surtout de cette danse au parfum sulfureux. Quelques garçons de bonne famille viennent un peu s’encanailler, mais le mouvement reste marginal. C’est Paris qui va permettre au tango argentin de s’étendre au-delà des bas-fonds.
Les premières partitions de tango, arrivées en Europe par le port de Marseille à bord de la frégate-école argentine Sarmiento, ont pris rapidement le chemin de Paris. Parmi ces mélodies arrivées du Rio de la Plata, deux titres d’ailleurs connaîtront un immense succès au long des années : El Choclo, L’épi de maïs, et La Morocha, La brunette. Mais tout cela n’était pas un hasard. Si pour son expansion économique, Buenos Aires avait choisi la Grande-Bretagne, dans le domaine culturel, la capitale de l’Argentine prit la France pour modèle. Ainsi c’est pour graver des matrices, un matériel alors rare en Argentine, que les premiers musiciens de tango rallient Paris, étape fondamentale de l’internationalisation, où ils débarquent à partir de 1907, accompagnés de danseurs (Alfredo Gobbi et Flora Rodriguez, Angel Villoldo, Bernabé Simarra surnommé « El Indio » avec Ideal Gloria, Casimiro et Martina Ain).
La capitale française est tout de suite tombée follement amoureuse du tango, jusqu’au vertige. Ce qu’on a appelé la « tangomanie » envahit le Paris des années folles, et les femmes élégantes ne songent qu’à aller prendre des leçons de tango chez un des nombreux professeurs qui ont pignon sur rue. Dès 1911, Le Figaro affirme : “Ce que nous danserons cet hiver sera le tango argentin, une danse gracieuse, ondulante et variée”. L’apogée de cette folie pour la danse nouvelle est atteint en 1913. Le mot lui-même est partout : conférence-tango, exposition-tango, thé-tango, champagne-tango, déjeuner et souper tango, matinée-tango, chocolat-tango. Un train Paris-Deauville est baptisé tango. On teint de couleur tango, autrement dit d’un vif orangé, les vêtements, les chaussures et même les fauteuils et canapés. On crée la culotte-tango, fendue sur les côtés pour faciliter les pas de la danseuse. Et si on invente un nouveau parfum, la publicité qui le lance parle d’un sortilège comparable au tango. Difficile d’en faire plus.
En 1913, la folie du tango a gagné d’autres territoires. Elle fait également rage à Londres, à Berlin, et le Tsar Nicolas II lui-même déclare apprécier cette danse. “Tout le monde danse le tango”, affirme en décembre 1913 un magazine de Saint-Pétersbourg. En Espagne, Alphonse XIII ne cache pas son amour pour cette musique, malgré les réticences de sa cour. Les Etats-Unis ne sont pas en reste et le New York Times annonce que “tout New York en folie tourbillonne au rythme du tango”.
Contrairement à la légende, le Pape de l’époque, Pie X, n’a pas interdit cette danse nouvelle, il est vrai aussitôt dépouillée, dès son arrivée en Europe, de ses éléments les plus dérangeants pour en faire un tango un peu assagi en quelque sorte. En France, un prélat haut placé dans la hiérarchie, consulté par des associations catholiques, aurait simplement demandé, non sans humour, pour quelles raisons exactes on dansait le tango en position verticale….
La première étape de cette conquête de Paris dura jusqu’à la première guerre mondiale. Le conflit éclaté, le tango rentra à Buenos Aires avec des lettres de noblesse signées par Paris, qui lui permettront de se faire accepter par la haute société argentine, alors très méprisante pour la musique des bas-fonds de sa ville.
1954
Astor Piazzolla, le musicien argentin qui va révolutionner le tango, arrive à Paris. Ce n’est pas un débutant, il a 33 ans et déjà une petite carrière derrière lui. Il a travaillé 5 ans comme bandonéoniste dans l’orchestre très côté d’Anibal Troilo, dont il a imité le style avant de trouver le sien propre et de s’essayer avec bonheur à l’arrangement. Ensuite avec son propre orchestre, il a joué des tangos de sa composition qui ont vite déconcerté une partie du public et de vieux tangueros, hostiles à ce qui est déjà pourtant un vrai travail de création musicale produit par un bandonéoniste d’avant-garde.
Mais en réalité, Piazzolla a d’autres rêves depuis qu’il a commencé à découvrir Bartok et Stravinsky, la composition et l’orchestration, l’harmonie et la théorie musicale. Il veut devenir un « intellectuel de la musique » et, son aversion pour le tango de la nuit grandissant jour après jour, il a décidé de renoncer au bandonéon. En 1953 Il a déclenché un scandale avec sa Symphonie Buenos Aires, une œuvre où coexistent forme symphonique et climat du tango et qui lui a valu un premier prix au prestigieux concours Fabien Sevitzky.
L’année suivante il arrive à Paris, où grâce à une bourse du gouvernement français, il vient suivre les cours de Nadia Boulanger, la sœur de Lili, considérée alors comme une pédagogue sans égale dans le monde musical. Il descend à l’hôtel Fiat au 36 rue de Douai, à deux pas du domicile des sœurs Boulanger et se prépare à une rencontre qui va se révéler historique. Il a décidé de cacher son passé, n’imaginant pas pouvoir dire qu’il jouait la nuit du tango au bandonéon à cette immense personnalité de la musique classique, de 34 ans son aînée, professeur de quelques grands de la composition et de la direction d’orchestre comme Igor Markevitch, Aaron Copland et Leonard Bernstein. Au 4 e étage d’un vieil immeuble de la rue Ballu, une conversation sur la musique et les musiciens s’engage. En anglais. Puis Piazzolla tend la partition de sa Sinfonietta à Nadia Boulanger qui la joue et lui dit à la fin : « Vous êtes admis. Votre morceau est parfait sur le plan musical, mais il lui manque une chose : du sentiment. Je n’y trouve pas Piazzolla ». A-t-elle découvert son secret ? Pendant des mois, il s’impose une discipline de fer, sous le regard d’un professeur bienveillant mais particulièrement exigeant. Un jour vers la fin des cours, il avoue qu’il est triste de quitter bientôt Paris. Nadia Boulanger lui dit alors : « Parlez-moi de votre passé, qui étiez-vous à Buenos-Aires ? ». La question est directe et il sait qu’il ne peut plus éluder la réponse. « Je jouais du tango, et je n’aime pas cela ». « Et de quel instrument jouiez-vous ? Parce que, au piano, vous n’êtes pas très bon » . « Du bandonéon ». « Jouez-moi une de vos compositions de tango » Piazzolla s’assoit au piano et joue Triunfal deux fois de suite, à la demande de son professeur, visiblement émue. Quand il a fini, le silence s’installe, puis Nadia Boulanger lui prend les mains et dit : « Votre musique m’a touchée, elle est sincère. Et nouvelle. Le Piazzolla qui m’intéresse est là. Ne l’abandonnez jamais… » Et pour conclure : « Vous n’avez plus besoin de moi ».
Piazzolla n’oubliera pas ce qu’il devait à Nadia Boulanger et ne cessera pas de lui rendre hommage. « Elle m’avait donné tout ce qui me manquait, dira-t-il plus tard, et en particulier la confiance en moi. J’avais renié le tango. Je m’étais pris pour un génie. Elle m’avait fait redescendre sur terre. Grâce à elle, je mesurai ce qui me restait encore à apprendre, je mesurai le peu que j’étais face à un Bernstein ou à un Casadesus. Avec ses questions, ses paroles, son exigence, Nadia Boulanger avait provoqué une crise en moi. En même temps, elle m’avait aidé à en sortir, m’obligeant à me remettre en question. À partir de ce moment-là, j’ai cessé d’avoir honte de ce que j’avais été, j’ai donné leur juste valeur à la musique populaire et à mon expérience. Je devais continuer à composer des tangos ».
Dans les semaines qui suivent, Piazzolla compose comme un fou. Picasso, Bando, Imperial, Marron y azul, Contrastes, Nonino, toutes ces pièces datent de cette période. Les musiciens de l’Opéra de Paris, puis un orchestre à cordes avec au piano Lalo Schifin et Martial Solal ont commencé à enregistrer ses œuvres. Le premier séjour parisien de Piazzolla se termine, la révolution piazzollienne est en marche. Mélodies, harmonies, rythmes, le tango ne sera plus jamais comme avant. Quatre ans plus tard, à la mort de son père, Pïazzolla composa un œuvre sublime, Adios Nonino, une des pièces les plus jouées au monde.
1983
Fin 1983, la dictature militaire qui sévit depuis 1976 en Argentine prend fin et les élections portent Raul Alfonsin à la présidence de la République. La démocratie argentine se remet lentement en marche, mais le bilan est lourd : 30.000 morts et disparus. À Paris, presque au même moment un événement musical a lieu, qui va représenter une nouvelle étape importante dans l’histoire du tango.
Depuis la chute en 1955 du général Peron qui en était un fidèle soutien, le tango a vécu une longue période de déclin. Concurrencé par les musiques anglo-saxonnes, ou même parfois latines, qui ont déferlé en masse ici comme ailleurs, il a perdu sa position largement dominante. De moins en moins dansé, il est boudé par les jeunes générations. Les grands orchestres ont progressivement disparu et fait place à de petites formations qui proposent de manière plus confidentielle des concerts d’une musique écrite et jouée par des figures représentant des courants réellement novateurs, parmi lesquelles essentiellement Astor Piazzolla et Horacio Salgan. Une journée nationale du tango, célébrée pour la première fois le 11 novembre 1977, curieusement en pleine dictature, ne changera rien au déclin largement amorcé.
En 1983 à Paris, le tango vit sa vie ici ou là, comme aux Trottoirs de Buenos Aires, un lieu mythique ouvert depuis peu. Mais tout cela n’est rien à côté du coup de tonnerre qui va se produire à la fin de l’année. Deux metteurs en scène argentins Claudio Segovia et Hector Orezzoli, qui viennent de créer à Séville un formidable Flamenco puro, vont en effet réaliser dans le cadre du festival d’Automne de Paris, dirigé par Michel Guy, un spectacle intitulé Tango Argentino et donné au Châtelet-Théâtre Musical de Paris. Pour faire vivre en une succession de tableaux quelques situations typiques du tango, ils ont engagé la fine fleur des artistes argentins : le pianiste Horacio Salgan, le chanteur adulé Roberto Goyeneche, l’une des formations phares de Buenos Aires, le Sexteto Mayor et les meilleurs couples de danseurs de la capitale argentine, comme Juan Carlos Copes avec Maria Nieves, Virulazo avec Elvira, pour n’en citer que quelques-uns.
Les représentations ne durent que six jours, mais parmi les spectateurs présents, personne n’oubliera l’émotion née d’un spectacle qui révélait le vrai visage du tango argentin. Les amoureux de la musique tango avaient déjà une idée de l’évolution du genre, par les disques et aussi par les concerts donnés depuis 1981 aux Trottoirs de Buenos Aires. Mais le public a surtout découvert alors le tango dansé sur les rives du Rio de la Plata, assez différent des autres, dit de salon ou musette, pratiqués depuis longtemps en France. Une vraie surprise et un bonheur qui ne resteront pas sans lendemain.
L’année suivante, le spectacle est revenu dans la même salle, un mois cette fois, puis de nouveau en 1989 à Mogador. Entre temps, l’accueil enthousiaste de la presse et du public français, puis d’autres pays d’Europe, a déclenché une tournée internationale qui est passée par Broadway et une bonne partie de la planète. Avec partout un succès inimaginable.
Le résultat de cet événement initié par Paris ne s’est pas fait attendre. Quand les Argentins, et notamment les Portègnes, ont appris comment, après Paris, le monde entier accueillait un spectacle consacré au tango, ils ont reçu un vrai choc. Salutaire. Ainsi de Paris à New York, en passant par le monde entier, on adorait le tango, cet univers, ce pan gigantesque du patrimoine argentin, délaissé depuis quelques années dans le pays, au point de provoquer une vraie crise d’identité au plan culturel. Il aurait été absurde que les Argentins ne se réapproprient pas LEUR tango. En 1999, un festival annuel est créé par Buenos Aires. La ville a tangué de nouveau. En 2001, pour aider à lancer le festival, ses responsables ont organisé des cours de tango dès janvier dans plusieurs quartiers de la capitale. On avait sollicité quelques couples de danseurs professionnels, espérant au mieux plusieurs centaines d’élèves. En quelques jours la mairie a reçu 100.000 demandes de portègnes de tout âge désireux d’apprendre à danser. Et tous les ans maintenant, un championnat international réunit à Buenos Aires les meilleurs danseurs de tango du monde.
En France, l’événement créé par Tango Argentino a eu pour résultat de lancer définitivement la danse tango du Rio de la Plata dans tout le pays. Des danseurs argentins et uruguayens, ainsi que d’autres ont ouvert des cours dans de nombreuses villes de France, des réseaux se sont constitués, des revues ont commencé à paraître, des milongas, salles de bal de tango, ont vu le jour. En banlieue parisienne, à Gennevilliers exactement, a été créée en 1988 la plus importante école de bandonéon du monde, dirigée par deux maîtres argentins de l’instrument, Juan Jose Mosalini et Cesar Stroscio. Depuis les années 90, Parisiens et provinciaux sont de plus en plus nombreux à avoir été séduits par le tango. Du coup, les productions argentines ne cessent d’être programmées dans nos salles, à commencer par Tango Pasion, donné à plusieurs reprises au Théâtre des Champs-Elysées, tout récemment Tanguera au Châtelet et, entre 2001 et 2008, quatre festivals Buenos Aires tango ont eu lieu au Théâtre National de Chaillot. Dernière actualité d’importance, presque en même temps deux films consacrés au tango viennent de sortir en salle Café de los maestros et Si sos brujo.
Jean-Louis Mingalon
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