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Histoire du tango
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A Paris, le tango remonte aux sources. GOMEZ François-Xavier.
 
A Paris, le tango remonte aux sources

GOMEZ François-Xavier.

Libération. 22/02/1995

       Cours de bandonéon à Gennevilliers, albums, tournées : le grand orchestre de Juan José Mosalini, les groupes Gomina ou Mano a Mano participent au renouveau du tango, un genre qui, plus que dans son pays d'origine, l'Argentine, arrive à évoluer en France.

     LE TANGO, né au tournant du siècle en Argentine, a trouvé asile à Gennevilliers, dans cette boucle de la Seine où s'achève le Voyage au bout de la nuit, de Céline. Il n'est pas indifférent que nous soyons en banlieue: la périphérie est le berceau du tango argentin, le faubourg (el arrabal) son décor naturel, l'immigration et le métissage son bouillon de culture. La présence du fleuve a aussi son importance : le tango est originaire des rives du Rio de la Plata. De Montevideo, disent les spécialistes, de Buenos Aires, disent les Argentins. Mais peu importe.

     En 1989, l'école nationale de musique de Gennevilliers a été le premier centre d'enseignement public en Europe à accueillir un cours de bandonéon. Son directeur, Bernard Cavanna, a fait appel à Juan José Mosalini, installé à Paris depuis 1977, rejoint plus tard, pour faire face à l'afflux d'élèves, par un autre professeur: César Strocio, ancien bandonéoniste du Cuarteto Cedron.

     En six ans, plus d'une trentaine d'élèves ont suivi (ou suivent) les cours des deux maestros. «Le plus jeune a commencé à 9 ans, le plus âgé a 65 ans, explique Mosalini. Les gens viennent de toute la France et de l'étranger: deux élèves de Berlin, deux des Pays-Bas, où ils ont formé le sextette Canyengue, nous avons eu un Norvégien, Per Glorvigen, qui a créé son groupe à Oslo et accompagne la chanteuse Valeria Munarriz... Au total, une dizaine d'élèves sont maintenant professionnels, et souvent professeurs à leur tour.» Parmi ces pros, deux se retrouvent dans le grand orchestre de tango formé il y trois ans par Mosalini. Au départ, l'idée était de recréer ces grandes formations de tango instrumental en vogue dans les années 40, et dont le déclin s'amorce au milieu des années 50. Juan José Mosalini, né en 1943, professionnel à 17 ans, a joué dans les derniers orchestres héritiers de cet âge d'or, ceux de Leopoldo Federico, Horacio Salgan et surtout Osvaldo Pugliese, avec qui il est resté sept ans.

     L'axe Gennevilliers-Amiens. Le tango de cette époque est mal connu en Europe, déplore Mosalini. Le public est, en gros, passé de Carlos Gardel, mort en 1935, à Astor Piazzola, dont le travail de rénovation se diffuse à l'étranger dans les années 70. C'est tout ce pan de l'évolution du tango qu'il a voulu faire découvrir avec son orchestre. «Les personnes à qui j'ai fait entendre cette musique ont été surprises par sa richesse. Bernard Cavanna s'est enthousiasmé et nous avons eu l'idée en 1992 de réunir ici, à Gennevilliers, un orchestre, avec les élèves de bandonéon et des violonistes de l'école. L'accueil a été excellent. Michel Orier, le directeur de la Maison de la culture d'Amiens et de la compagnie discographique qui en dépend, Label Bleu, nous a ensuite proposé d'enregistrer... Et l'aventure, un peu folle, de créer un orchestre professionnel de tango en France est devenue réalité.»

     Paru cet automne sur Label Bleu, le disque de l'orchestre, Bordoneo y 900, est le premier volume d'une collection baptisée «Indigo Tango», dirigée par Mosalini: «Le deuxième sera le disque du Trio Gomina, le troisième celui du violoniste attitré d'Astor Piazzola, Antonio Agri, avec ses invités. Avec Michel Orier, nous aimerions tenir le rythme de deux ou trois productions par an. Tout dépendra de l'accueil du public.»

     Trois bandonéons, quatre violons, un alto, un violoncelle, une contrebasse, un piano : l'orchestre est formé de Français et d'Argentins, de musiciens nourris au tango dès le berceau et de néophytes venus du classique, essentiellement la section de cordes. «L'adaptation n'a pas posé de problème particulier, raconte Nicolas Dupin, violon soliste. Personnellement j'avais déjà joué de la musique tzigane, dont le style a beaucoup influencé les violonistes de tango. Par rapport à la musique classique, l'utilisation de l'archet se rapproche de la percussion. Les compositions et les arrangements sont techniquement très complexes, mais c'est une musique qui, comme la musique tzigane, exige d'être jouée avec ses tripes. Et qui laisse une part de liberté: les interprètes classiques ont la manie de jouer scrupuleusement la partition, ce qui est écrit est sacré. Dans le tango, la souplesse est plus grande.»

     Les grandes formations de tango ne courent pas les rues: il n'existe plus qu'un seul orchestre de ce type en Argentine, subventionné, l'orchestre municipal de tango de Buenos Aires, alors qu'il y avait six cents ensembles professionnels dans les années 40. En France, ce sont des formations plus réduites qui ont fait découvrir le tango ces dernières années. Comme le Cuarteto Cedron, établi à Paris en 1973, Tiempo Argentino, le premier orchestre mis sur pied en France par Mosalini en 1978, ou le trio de tango-jazz qu'il a formé avec son compatriote Gustavo Beytelmann au piano et le contrebassiste français Patrice Caratini.

     Gomina, un trio instrumental ancré dans la tradition, s'est créé en 1987, avec au bandonéon Juan José Mosalini Junior, membre par ailleurs de l'orchestre de son père, Leonardo Sanchez, argentin lui aussi, à la guitare, et un contrebassiste colombien, Mauricio Angarita. « En Colombie, explique ce dernier, le tango est extrêmement populaire, on en entend partout. A Medellin, la ville où mourut Gardel, dans l'incendie de son avion qui s'apprêtait à décoller, il y a un musée qui lui est consacré, on peut y voir son peigne.»

     Le style de Gomina, c'est « le tango espiègle des débuts, et son ancêtre, la milonga, mais aussi Piazzola, notamment l'Evasion, un thème peu connu écrit pour le premier film réalisé par Jeanne Moreau, Lumières », explique Leonardo Sanchez, le guitariste-arrangeur. Accompagné sur scène par un couple de danseurs, le jeune trio (la moyenne d'âge ne dépasse pas 30 ans) s'est beaucoup produit en Allemagne, d'où lui est venu la première proposition pour enregistrer un CD, l'an dernier. Les milieux «tangueros» de Buenos Aires ont accueilli le résultat avec étonnement: en Argentine les musiciens de leur âge font du rock, pas du tango, qui plus est en formation acoustique. Le disque doit être prochainement réenregistré, dans de meilleures conditions, pour paraître sur Label Bleu.

     Deux rockers iconoclastes. Mano a Mano, un duo établi lui aussi à Paris, suscite également la surprise dans son pays natal. Daniel Mactas (chant) et Eduardo Makaroff (guitare et chant) y ont laissé le souvenir de rockers iconoclastes, grâce à Edu y el Pollo, le duo qu'ils avaient formé en 1979. Leurs compatriotes se souviennent de leurs émissions pour enfants à la télévision (deux cents chansons écrites) et leur programme de radio, véritable bouffée d'air frais et d'irrévérence, dans un pays qui sortait de sept ans de cauchemar militaire. En 1990, ils posent leurs valises à Paris.

     « Paris fait partie du parcours obligé d'un chanteur ou d'un musicien de tango, explique Makaroff. Dès les années 20, il y avait des orchestres argentins en France. C'est ce qui a permis au tango d'être reconnu chez nous: à partir du moment où il triomphe en Europe, la bonne société a cessé de le considérer comme une musique de voyous. Le folklore du tango a beaucoup emprunté à la France. D'abord des mots d'argot qui sont passés au lunfardo, l'argot de Buenos Aires: un proxénète est un macro, la frime, c'est el chiqué, se goinfrer se dit morfar... Le vocabulaire des bordels aussi: le terme madam désigne une maquerelle. Un célèbre tango chanté par Gardel s'intitule Madam Yvonne. C'est d'ailleurs dans les bordels que sont nés les premiers tangos...»

     La marque de fabrique de Mano a Mano était résumée dans le titre de leur premier CD paru en France: Tango joyeux. « Nous nous réclamons de l'esprit des milongas du début du siècle, ironiques et irrespectueuses. Par la suite, le tango s'est enfermé dans la thématique " ma femme est partie avec mon meilleur ami ". Les détracteurs du tango l'appellent d'ailleurs el lamento del cornudo, la complainte du cocu. Notre deuxième disque s'appelle Sin peluca, sans perruque. C'est une allusion aux moumoutes que mettent en Argentine les chanteurs et les musiciens de tango vieillissants dès qu'ils commencent à se dégarnir. Ils chantent toujours les mêmes classiques, accompagnés de sempiternelles mimiques... Le tango joyeux est une réaction contre cette caricature.»

     Un coup de lame à Pigalle. La présence en France de musiciens argentins ne s'est jamais démentie au cours du siècle. Elle est cyclique. Bandonéoniste de légende, Eduardo Arolas mourut entouré de mystère, en 1924, d'un coup de lame dans une ruelle de Pigalle. « On prétend qu'il était un peu maquereau », raconte Mosalini. Il fut enterré à Saint-Ouen. Un de ses tangos célèbres s'intitulait La Marne. Il ne célèbrait pas la douceur des guinguettes et des dimanches au bord de l'eau, mais la boucherie de 1914. Carlos Gardel lui-même, citoyen français, avait évoqué la Grande Guerre dans Silencio, une des plus poignantes chansons pacifistes jamais écrites. Au bord de la Marne, dans les studios de Joinville-le-Pont, Gardel tourna plusieurs de ses films, en 1931 et 1932.

      L'élégant chanteur Ernesto Rondo débarqua dans les années 50 et anima des années durant les thés dansants de la Coupole à Montparnasse. Il aurait mérité mieux. Juan José Mosalini se souvient de la chaleur avec laquelle il recevait ses compatriotes exilés. Rondo s'est éteint fin 1993 à Paris, et sa mort n'a pas fait grand bruit.

      Aujourd'hui, l'intérêt pour le tango est énorme en Europe, constatent tous les musiciens. Surtout au nord, en Scandinavie, aux Pays-Bas, en Allemagne, en France.
     « Peu à peu, commente Juan José Mosalini, la perception évolue. Le public prend conscience que le tango ne se limite pas à la nostalgie ou la tristesse, mais qu'il peut exprimer tous les sentiments.» -

 Source : Article de Gomez François-Xavier. Libération 24/02/1995. http://www.liberation.fr