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" Stupéfiant Tango "
Revue Tout Tango n° 20,
juillet-septembre 2009.
Article de André Vagnon
 
      A la fin de son livre « Le chemin de Buenos Aires. La traite des blanches », où il a décrit l’itinéraire des Françaises à Buenos Aires, Albert Londres achève ainsi leur parcours : « Dédaignées…abandonnées…elles n’ont été recueillies que par la cocaïne. » Ainsi donc, dès 1927, le monde de la nuit semble hanté par la drogue.

     Est-ce un fantasme ? Voyons d’abord du côté français. Dans une chanson de 1914, au titre explicite « La Coco … », le personnage annonce clairement « Je me morphine…je prends de la coco… ». Digne héritière des Paradis Artificiels de Baudelaire, que ne dément pas le Tango Stupéfiant, de 1936, et dans lequel l’amante déçue décide de se piquer à la morphine ou de priser de la coco, mais qui, faute de moyens, se contente de fumer de l’eucalyptus, de priser de la naphtaline et de se piquer à l’eau de Javel…
Le pont avec l’Argentine est jeté par les groupes d’Argentins à Paris, autour du cabaret Le Garrón, à Pigalle, de l’orchestre Pizarro et de la vie nocturne agitée. Pizarro, dans son tango «  Una noche en el Garrón », parle ainsi de sa petite amie française : « La coca te ha vuelto loca » ( la cocaïne t’a rendue folle ). Ce pont entre la France et l’Argentine est décrit par Cadicamo dans son « Tango de ayer », et dans lequel Corrientes y Maipu est confondu avec Montmartre et Carlos Gardel avec Maurice Chevalier.
      Traversons. Les dates nous sont données par «  Tiempos Viejos », de 1926. Manuel Romero explique : “No se conocian cocó ni morphina. Los muchachos de antes no usaban gomina” ( on ne connaissait pas la cocaïne ni la morphine. Les gars d’autrefois n’utilisaient pas la gomina ). Or la gomina a été introduite en Argentine en 1919 par le parfumeur français Coty. L’arrivée de la cocaïne et de la morphine dans le monde du tango semble donc bien dater des années 20, et elles sont associées à un produit français…
     A partir de là, c’est l’envahissement total dans le monde du tango.
     Tout d’abord, comme le dit Albert Londres, la drogue est le refuge des filles en fin de carrière. Cela est confirmé par le tango « Arroyo », de Carlos Pacheco : tu n’es pas la première fille qui rêve d’aller à Paris mais, entre champagne et morphine, tu restes clouée en Argentine, pour finir au Muniz (hôpital de Buenos Aires). Ou bien celle de Muñequita de lujo, qui « pour oublier ses désillusions, se plante l’aiguille douce et divine de morphine… ». Celle, enfin, de Griseta, (Delfino et Gonzalez Castillo) qui meurt comme Mimi et Manon, encore des Françaises, à l’issue d’une nuit de champagne et de cocaïne.
     Mais c’est aussi une marque de niveau de vie, de réussite, comme nous l’apprend Fanfarrón, qui « par pure fantaisie, se dope à la cocaïne et se promène en Citroën… ». Ou bien la milonguita de « Che papusa, oí » qui « por raro snobismo tomás prissé » ( tu prises de la cocaïne par pur snobisme ), dans une strophe pleine d’expressions calquées sur le français. Le mot prissé lui-même, que l’on retrouve dans Corrientes y Esmeralda sous la forme pris, est un emprunt au français. Comme si la chose et le mot venaient directement de France, dans une provenance confirmée par l’association très fréquente avec le champagne.
     La drogue, c’est la fête nocturne. Tuegols, dans Lo que fuiste, peint ces rires, la soie, les pierres fausses, le clinquant qui fascine et les « noches de morfina, de poker y champán ». Certains utilisent la drogue pour asservir une fille, comme celui de Milonga fina, ( Servidio et Flores ) : « aquel gil que te engrupia con cocaína y te llevaba al Armenonville » ( ce type qui t’embobinait avec la cocaïne et t’emmenait à l’Armenonville ).
     Mais la déchéance est proche, et la description de Carlos de la Pua, dans Packard, est la plus cruelle. La fille est mise en parallèle avec une voiture de luxe, «  Pero un día la droga la hizo suya y en vez de cargar nafta, hechó morfina y […] se fajaba de bute en cada esquina » ( mais un jour, la drogue l’a prise et, au lieu d’essence, elle a fait le plein de morphine, et elle se shootait à chaque carrefour ), et il ne reste plus que quelques ferrailles du châssis, comme le dit le personnage qui, seulement cuité à mort, se compare à Saint François d’Assise à côté d’elle !
     Un dernier inventaire dans les tangos est accablant. On parle de cocaïne d’abord, de morphine ensuite. Mais l’évocation est variée : paraisos del alcaloíde (Noches de Colón), eter y doping (Pa’que te acordés), paradis artificiel (Paraíso artificial), etc.
      Et les hommes ne sont pas les derniers à se droguer : celui de Micifuz est shooté à la cocaïne, comme celui de Fanfarrón , alors que les personnages de Soneto porteño ou de El taita del arrabal préfèrent la morphine. Même Daniel Melingo confesse récemment, dans Pesar, que « la morfina fue mi hermana » ( la morphine a été ma sœur…).
      Il semblerait donc bien que se droguer et utiliser des expressions françaises vont de pair et traduisent la sortie de la misère des banlieues et une certaine réussite dans le monde clinquant de la nuit. Comme si le passage parisien du tango, dans les années 20, lui avait permis de quitter, à Buenos Aires, les faubourgs et les classes les plus populaires pour s’élever jusqu’à la bourgeoisie, essaimer dans les cabarets chics, mais en payant cette ascension au prix fort des vices nocturnes, de la prostitution, de l’alcool et des drogues.