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Jean Carrère et le pape Pie X
 

      Jean Carrère (1865-1932) a été correspondant en Italie du journal parisien Le Temps. C'est lui qui a raconté l'épisode de danse du tango devant le pape Pie X. Ce récit a été repris de suite par L'Illustration n° 3702 du 7 février 1914, sous le titre "Tango et Furlana", puis par de nombreux journaux, tant en France, en Italie, qu'en Argentine.

      Une autre version de cette histoire fait même intervenir Casimiro Ain comme danseur, avec, comme danseuse, une employée du Vatican !

      L'historien et musicologue Enrique Cámara de Landa a dépouillé minutieusement tous les exemplaires du Journal du Vatican, qui mentionne le moindre détail des activités. Rien ne figure sur cette entrevue racontée par Carrère. Deux ans plus tard, Enrique Cámara, avec de nouvelles bases de recherche, a repris toutes ses recherches. De nouveau rien n'est apparu concernant cet événement.

      Ainsi, selon les avis de José Gobello et Nestor Pinson, ce récit relève de la pure imagination de Jean Carrère.

 
Article du Temps
 

Le Temps, 28 janvier 1914. Page 3.
Jean Carrère, correspondant à Rome, article daté du 25 janvier 1914.
 
La “furlana”, danse du Pape

Vous savez que le cardinal vicaire, tout comme son collègue de Paris, a interdit le tango dans Rome. Or, dans l'entourage même du pape, quelques gentilshommes de la cour pontificale firent observer que le tango, tel qu'on le danse dans les salons, n'est pas plus immoral et l'est même moins que la polka, la mazurka, et surtout la valse, depuis longtemps tolérées partout. On fit valoir autour du pape, et même au pape en personne, la thèse qu'invoquait naguère Mlle Eve Lavallière, à savoir que les difficultés et l'attention qu'imposent les danses nouvelles, telles que la maxixe et surtout le tango, préoccupent à tel point les danseurs, que les pauvres couples, accablés du souci de ne rater aucune de leurs évolutions, ne sauraient penser à rien autre chose qu'aux divers mouvements de leurs pieds. Dans le boston, la valse, la polka, au contraire, les couples mollement enlacés, entraînés par une musique facile, ont "tout loisir de rêver et même de se communiquer leurs rêves.

Pie X fut très frappé par cette plaidoirie, et voulant se renseigner directement, il reçut en audience tout à fait privée deux jeunes gens appartenant à la plus vieille aristocratie pontificale, le prince A. M. et sa cousine. Et les deux jeunes gens, émus et surpris, murmurant à voix basse les notes mélancoliques de la populaire musique argentine, esquissèrent devant le Saint-Père attentif les va-et-vient compliqués de la danse à la mode - ou qui, du moins, était encore à la mode hier. Le pape, regardant avec stupéfaction les deux infortunés jeunes princes dont le front se plissait,
dont les lèvres étaient pincées, et dont les gestes attestaient l'application la plus rigoureusement tendue.

- C’est cela, le tango? demanda Pie X.

- Oui, Sainteté, fut-il répondu.

- Eh bien, mes chers enfants, vous ne devez pas beaucoup vous amuser!
Et Pie X manifesta la plus railleuse commisération pour ces infortunés gens du monde, qui, s'ils étaient contraints de danser le tango par pénitence, trouveraient qu'on les traite avec trop de cruauté. Il leva donc, comme vous savez, l'interdiction contre le tango, exigeant toutefois qu'on en changeât le nom, qui est, dans cette affaire, la seule chose inconvenante.

Mais avant de congédier les deux jeunes princes, encore tout troublés de l'ironie pontificale, le pape leur dit. avec sa narquoise bienveillance
je comprends que vous aimiez la danse. C'est de votre âge. Ce goût a été et sera de tous les temps. Dansez donc, puisque cela. vous divertit.
Mais au lieu d'adopter ces ridicules contorsions barbares de nègres ou d'Indiens, pourquoi ne pas choisir cette ravissante danse de Venise, que j'ai
souvent regardé danser dans ma jeunesse, et qui est si élégante, si claire, si vraiment de notre race : la furlana. La furlana? firent, surpris, les deux jeunes adeptes du tango.

Comment? Vous ne connaissez pas la furlana ?

Et le pape, tout guilleret, faisait déjà le geste de se lever, comme s'il se disposait à révéler lui-même les harmonieuses évolutions de cette coquette danse. Mais il se ravisa vite, soit rappelé au souvenir de son auguste mission, soit retenu par un peu de rhumatisme. Et faisant mander un de ses bons serviteurs vénitiens, il le chargea d'indiquer aux deux jeunes patriciens les mouvements généraux de la furlana. Le prince M. et sa cousine, entraînés par un long exercice dans les divers thés-dansants ne furent pas longs à s'instruire, et quand ils eurent reçu leur congé, ils s'en allèrent, émerveillés, raconter dans les salons romains comment le pape venait de lancer une danse, nouvelle. Et incontinent ils initièrent tous leurs amis aux secrets de la furlana. La furlana (prononcez fourlane) est en effet une des plus jolies danses du monde. Elle tient à la fois un peu de l'antique danse provençale appelée « les treilles » et de la maxixe brésilienne. On l'exécute tantôt en groupe, tantôt à deux, avec des évolutions extrêmement harmonieuses, le danseur prenant les mains de sa danseuse, les levant en l'air, la faisant tourner devant soi, comme dans la maxixe. La musique en est tantôt sautillante, tantôt lente. C'était, à Venise, une danse populaire, que l'aristocratie adoptait dans ses palais, les jours de grande fête. M. Pompeo Molmenti en parle dans ses beaux ouvrages sur Venue dans ta vie privée; et un écrivain de l'Amérique du. sud, passionné pour Venise et pour l'Italie, M. Rafaël Errazuriz, dans ses livres documentés sur la Ciudad de los Dux, montre comment, dans la vie élégante de Venise, où l'aristocratie et le peuple se mêlaient parfois dans les grands jours de fête, les danses du peuple devenaient, à leur tour, le régal de la noblesse. La plus belle de toutes, la furlana, née dans les quartiers plébéiens de la cité des doges, monta peu à peu jusque dans le palais des doges eux-mêmes, et devint la véritable danse nationale du pays dont Pie X fut le patriarche. Et c'est ainsi que la voix du Souverain Pontife lui-même vient de réveiller du fond des lagunes un charmant divertissement déjà oublié, pour donner au monde un plaisir nouveau.

Car, n'en doutons pas, la furlana, après un aussi auguste lancement, sera demain adoptée dans Rome, et elle fera bientôt son tour du monde.
Déjà, dans les salons, on l'apprend en cachette. Le chevalier Pichetti, directeur de l'académie de danse, qui fait fureur, à Rome, a fait venir toutes les variations de la musique ancienne sur lesquelles les Vénitiens rythmaient la furlana d'un pas léger ; hier, à la Chambre, dans les couloirs, j'ai surpris un grave député de Venise, illustre homme d'Etat, qui, d'une jambe hésitante, essayait d'apprendre les pas classiques de son pays à un jeune député nationaliste ; nous aurons bientôt, entre cinq et sept, des thés-furlana qui remplaceront le thé-tango, et dans quelques mois les orchestres du monde entier joueront dans tous les hôtels cosmopolites du globe l'air délicieusement désuet et berceur de ce qu'on appelle déjà la Danse du pape.

                                                                                    Jean Carrère.

 
7 février 1914. L'Illustration. n° 3702
"Tango et Furlana", p. 106-107.
Article de Robert Vaucher
 

      Page de gauche, tout d'abord, l'article reprend le récit de Carrère, en rajoutant l'anecdote de la danse avec une chaise devant le cardinal Merry, avant l'audience avec le pape. Puis l'article développe l'origine de la furlana et son histoire. Enfin, l'article explique les 47 pas de la furlana, le tout accompagné de deux photographies du professeur Pichetti de Rome.

La page de droite est presque totalement occupée par un dessin représentant le pape assis, observant attentivement un couple de jeunes aristocrates du Vatican, le prince A.M. et sa soeur, en train de danser quelques pas de tango.

Mais la légende placée sous le dessin est fort intéressante : "Se no è vero, è bene trovato" [Si ce n'est pas vrai, c'est bien trouvé], car elle signifie que le journaliste de l'Illustration prend une certaine distance par rapport à l'article de Carrère, et n'exclut pas que ce récit soit inventé...

 
 
 

La presse italienne

 

        Dès la sortie de l'article de Carrère, la presse italienne reprend à son compte le récit (Giuseppe Zuccca, Rassegna Contemporanea, 10 février 1914) en modifiant parfois les circonstances et les protagonistes. Zucca met en scène un jeune couple de nobles vénitiens alors que pour Il Corriere della Sera, du 28 janvier 1914, c'est le prince M. et sa cousine, et que dans Il Mondo Artistico, c'est un prince seul qui danse avec une chaise ! Une autre version fait intervenir maître Pichetti, un professeur de danse réputé de Rome.
      Mais dès le 1° février 1914, L'Illustrazione Italiana commence à avoir des doutes sur l'autenticité : " La chose est-elle vraie ? Au moins, l'idée est originale ".
      Et le 2 février 1914, Stefani, dans Il Corriere della Sera, donne un démenti catégorique : " ...la Nonciature pontificale est autorisée à déclarer que de telles rumeurs, offensantes pour Sa Sainteté, sont entièrement sans fondement."

 

    Jean Carrère lui-même a reconnu que l'imagination avait eu une part importante dans son récit... Il déclare détester le tango qui " blesse son âme gréco-latine ", et avoir exploité certaines rumeurs insinuant que Pie X serait très content du succès de la furlana. Ainsi, il semble bien que la démarche de Carrère s'inscrit dans une tentative de promotion de la furlana.
    Dès le 20 février 1914, un journaliste de La Croix dénonce la supercherie de Carrère, reprise par L'Illustration et d'autres journaux.

 

20 février 1914. La Croix.
Article de B. Sienne.

 

                             « Pour en finir avec une indigne comédie.
                                La souplesse morale de M. Jean Carrère. »

" Résumons :

L'oeuvre réformatrice de M. Jean Carrère comporte trois étapes :

1° Faire croire au public que le Pape autorise le tango : ce qui est faux ;
2° Lancer la furlana avec ses variantes, classiques ou non, au nom de Pie X lui-même, comme si le Pape l'avait recommandée, ou l'avait seulement nommée : ce qui est faux aussi ;
3° Initier le public romain à la maxixe brésilienne.

      J'ignore si, en considérant la maxixe brésilienne, M. Jean Carrère ne s'est pas « senti injurié dans toute son âme gréco-latine ». Il faudrait, pour résoudre la question, savoir si elle lui a paru belle et gaie, puisqu'à son jugement, « la laideur et la tristesse sont la plus effroyable des immoralités ».

      Mais s'il lui plaît d'illustrer par des danses, antiques ou non, ses théories spéciales sur la morale, qu'il ait du moins la pudeur de ne plus mêler la personne du Pape à son cabotinage ! "
                                                                       B. Sienne.

 
 
Références bibliographiques
 
- Pelinski, Ramón, Tango nomade, p. 213 ssq.
- Zalko Nardo, Paris Buenos Aires, p. 81-82.
- http://www.todotango.com/historias/cronica/417/Un-Baron-y-un-Papa-en-la-elevacion-social-del-tango/
-
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k258846x/
-
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Carrère_(écrivain)
-
https://milongaophelia.wordpress.com/category/histoire-2/leglise-et-les-intellectuels-face-au-tango-au-debut-du-xxe-siecle/