[...] Au-dessus de la porte du Bal-Tabarin, rue Victor-Massé, nous lisons cette affiche : Tous les jours, à quatre heures, Apéritif-Tango, sous la direction du professeur Emilio Chileno el de Mlle Tanguinette. Nous entrons.
Pas de droits à payer : le lieu est public.
C'est, en plus vastes proportions, la même disposition de salle qu'à l'Olympia. Au centre, devant une estrade occupée par un orchestre tzigane, un espace libre, relativement restreint, est réservé aux danses et environné de tables devant lesquelles sont assis des consommateurs.
Sur la gauche, rutile le comptoir d'un bar. Deux larges escaliers mènent à une galerie circulaire, garnie également d'une multitude de tables.
— L'idée d'un apéritif-tango, nous dit quelqu'un de la maison, nous est venue à la suite des thés-tangos de l'Olympia. De quatre heures à sept heures et demie, on joue toutes sortes de danses auxquelles prennent part les habitués de l'établissement. Trois fois seulement, à cinq, six et sept heures, deux professionnels exécutent quelques-uns des nombreux pas de tango. C'est tout. Plus de tango ne réussirait pas à Montmartre où l'on a conservé les traditions du plaisir franc et facile et où l'on n'apprécie guère l'originalité compassée ou l'excentricité licencieuse de la danse argentine. Les snobs et les bourgeois préfèrent au nôtre les music-halls du boulevard. Quant aux Américains et aux Anglais qui viennent ici espérant voir une interprétation canaille du tango, ils s'en vont assez déçus.
Nous nous mêlons au public qui garnit les tables. De gentilles femmes, insouciantes et sémillantes, sirotent des boissons roses en causant avec des jeunes gens. Des curieux de passage s'éparpillent dans ce monde caractéristique du quartier. Aux galeries supérieures une société cosmopolite boit du Champagne.
Cinq heures. L'orchestre joue les premières mesures du tango. M. Emilio Chileno el Mlle Tanguinette entrent en scène. Lui, petit, très brun, a l'air suffisamment argentin, avec son visage imberbe, ses sourcils noirs, ses
cheveux plats. Elle, qui fait les beaux soirs de l'Abbaye de Thélème, est une mignonne Batignollaise. Ils dansent posément, consciencieusement un tango scrupuleusement chaste. Il semble qu'une baguette magique ait touché la salle : elle regarde, morne, figée, silencieuse. Un dernier
pas sensationnel, une volte acrobatique et c'est fini. On applaudit faiblement les deux artistes, qui vont s'asseoir sur les hauts tabourets du bar.
Cependant, les tziganes attaquent une valse de Strauss et voilà la salle ranimée comme par enchantement. Les petites femmes, entraînées par leurs cavaliers, tourbillonent joyeusement. C'est la gaieté française qui reprend ses droits. [...] |