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Mémoire du Tango

 
Les Petites Lettres
 
Petite Lettre n° 7
-
9 octobre 2017
 

        Le Gaucho, symbole du tango !!!

   De manière curieuse, l'image du gaucho est devenue, hors d'Argentine, un cliché, historiquement faux, mais devenu classique, pour évoquer le tango argentin. Cette image stéréotypée fortement inscrite dans les représentations du tango entre 1920 et 1960 a été ensuite remplacée par des évocations de l'Espagne du sud. 
     C'est dans le cinéma des Etats-Unis que l'image du gaucho a été la plus souvent utilisée, mais sa racine est probablement européenne. On la retrouve sur des disques, des partitions.
    Il est bon de préciser qu'en Argentine le tango, essentiellement urbain, n'a jamais été associé à l'image du gaucho, même si certains textes de tangos évoquent le gaucho et son environnement rural, comme Adios pampa mía, Sentimiento gaucho, etc. 
    Le personnage-type du tango ancien est le compadrito, sorte de chef de bande de banlieue, caïd de quartier, mi-voyou, mi-homme d'honneur, qui montre sa supériorité par son habileté à danser le tango.

 

Photo datée approximativement de 1913 : le danseur argentin Bernabé Simarra avec la danseuse cubaine Ideal Gloria. . 
     Simarra, surnommé " El Rey del Tango ", arrive à Paris en 1911. Il gagne les concours de danse du Femina en 1912 et de la Folie Magic en 1913. Il est professeur attitré de tango à l'aristocratique hôtel Excelsior de Paris. 
     Le 28 mars 1913, la revue argentine Fray Mocho écrit : " Simarra est professeur dans l'une des académies les plus connues, celle de M.Camilo de Rhynal, et pour ses démonstrations, il a un curieux habit de gaucho d'opérette. " 
    Simarra serait donc le premier danseur de tango connu de l'histoire à avoir revêtu ce costume de gaucho de fantaisie, donc à avoir associé étroitement le tango à l'image du gaucho, dès 1913.

 

    La revue Fantasio confirme, en 1913, que le costume de gaucho est bien l’uniforme caractéristique du tango, avec cette légende :
 « Le tango tel qu’on le danse véritablement en Argentine. »
   
    De plus, cette gravure place le tango dans un décor rural, bien éloigné des images des banlieues de Buenos Aires.

 
Parmi de nombreuses partitions,  voici deux exemples de tangos composés et édités en France, Le Tango de nos Amours, 1913, et Ahora Niña, 1922, qui mettent en scène un gaucho dans un décor qui n’a rien à voir avec La Boca et les quartiers  d’origine du tango.
 

En 1909, le compositeur espagnol
Joaquin Valverde (fils) publie,
 à Madrid et à Paris, un tango,
«  Y… como le va ? »  avec la mention spécifique « Tango Argentino ».

L’illustration de la partition (édition de 1912) présente
 un superbe gaucho qui atteste,
 une fois de plus,
 que le tango est déjà associé
 clairement à cette image,
y compris en Espagne.

 
       En 1920, lors du renouveau du tango à Paris, après la première guerre mondiale qui a brutalement interrompu la fameuse Tangomania de 1911-1913, les orchestres argentins se reconstituent, notamment celui de Manuel Pizarro au dancing El Garrón
    Mais ils se heurtent à une disposition légale dictée par le Syndicat des Musiciens, faisant interdiction aux artistes étrangers de se produire en France excepté pour des prestations folkloriques et avec les costumes caractéristiques. Les musiciens argentins s'emparent de cette disposition et se déguisent en gauchos, avec toute la fantaisie vestimentaire que permet leur budget.
    Dans ses Mémoires, Francisco Canaro revendique la paternité de cette initiative. Le fait qu'ils ont adopté sans hésitation cette tenue pourrait être l'indice qu'elle était déjà plus ou moins liée au tango en Europe.   
 
Francis Alongi, français, né en Tunisie, a "argentinisé" son prénom en Francisco et habillé ses musiciens en gauchos.

Quintin Verdu, français, donc dégagé de l'obligation légale, a néanmoins imposé la mode des gauchos à son orchestre. Il porte l'écharpe traditionnelle.

 

  Mario Melfi en 1936, avec un superbe costume brodé !
 
      Certains chefs d'orchestres demandent même à leurs musiciens de déambuler vêtus ainsi dans les rues, pour promouvoir leurs prestations. Très rapidement, l'image du gaucho devient indissociablement liée au tango. Et un peu plus tard, les orchestres français quoique non soumis au règlement syndical, et qui se dédient au tango, devenu une source très rentable de revenus, empruntent le même costume pour bien marquer le type de musique qu'ils jouent. 
   Et ainsi, de 1920 à 1940, les musiciens du tango, quelle que soit leur nationalité, se présentent au public en gaucho, confortant totalement cette image qui est, bien sûr, un contresens par rapport à l'histoire argentine du tango.

 
    Le poète argentin Enrique Discepolo, auteur de nombreux tangos, raconte, en 1936, de retour de son voyage à Paris : 
Paris était infesté de gauchos invraisemblables et inexplicables, seulement par l'obligation d'être différents. Il y a des gauchos en lamé avec de grandes fleurs en velours et d'autres, comme cet inoubliable qui portait un costume entièrement brodé de pierres, et que les jeunes gens appelaient " le gaucho aux pierreries", ou un autre vu au cabaret Le Lapin Agile au costume blanc brodé d'une vingtaine de petits bateaux. C'était la dernière espèce de gaucho qui nous restait à connaître : le gaucho marin ".

 

Carlos Gardel a lui-même contribué à lier l'image du gaucho au tango. Mais c'est lors de ses prestations à Paris, en 1925, qu'il a adopté ce costume de fantaisie, repris pour ses concerts en France. Il était alors soumis, comme les autres musiciens étrangers, à l'obligation du port du costume traditionnel.
     Et il ne risquait pas de faire valoir sa nationalité française, qu'il avait soigneusement occultée de peur d'être considéré comme déserteur lors de la première guerre mondiale

 
Mais c'est dans le cinéma muet américain que cette image du gaucho liée au tango est reprise systématiquement. On peut comprendre cela quand on sait que le tango parvient aux Etats-Unis non directement d'Argentine, mais par le biais de Paris, où le tango et l’image du gaucho étaient déjà liés.

   Ainsi, tango et gaucho paraissent indissociables pour les Américains qui pourtant n'ont rien à voir avec l'obligation syndicale française. 

    Et le costume de Rudolph Valentino, lors du bal à La Boca, dans le film The four horsemen of the Apocalypse, USA, 1921, est bien dans la lignée de ce qu'il a vu en France, alors qu'il n'est jamais allé en Argentine.

 

    Au cinéma, on retrouve le personnage habillé en gaucho essentiellement lorsque la scène du film se situe dans un lieu populaire, voire dans un café de la banlieue de Buenos Aires. 
- 1927. " The Gaucho ", de F. Richard Jones, avec Douglas Fairbanks. (photo ci-contre) On décèle dans son costume la forte imitation de Rudolf Valentino, avec le rebenque (le fouet caractéristique de la pampa), les bottes à éperons, … Il a même ajouté les bolas (boules du lasso) !
- 1939. " The story of Irene and Vernon Castle ", de H.C.Potter. avec Fred Astaire, qui apparaît avec un costume moitié toréador, moitié gaucho.

 
      Ernesto Rondó, argentin, chanteur, compositeur, parolier est venu en France dans les années 50. Et dans un tango intitulé « Un Gaucho en París »  raconte sa vie en mélangeant le français et l’espagnol.  Pour lui, donc, l’image du gaucho représente bien le tango et le tanguero… au moins vus de France.
 
      Les classes dirigeantes d'Argentine ne sont pas étrangères au succès de l'image du gaucho représentant le tango et surtout l'Argentine. Ils sont gros exportateurs de viande dans le monde entier. L'image du gaucho convient à ce commerce. Et pour eux, elle est nettement plus honorable que l'iconographie réellement liée au tango, celle des compadritos, mi-voyous, mi-proxénètes, celle des bars louches ou sordides de La Boca, et celle de la prostitution de bas étage. 
 

Les images du tango vont se brouiller et dans les années 60, on ne saura plus bien si le tango est espagnol ou mexicain...
 

Et on oublie complètement son origine argentine !
 

Quelques autres partitions et disques mettant en scène le gaucho…