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Mémoire du Tango

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Les Petites Lettres
 

Petite Lettre n° 5
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22 juin 2017

 

        EN ESTA TARDE GRIS  
   
        Comme participant à la vie de « Mémoire du Tango », je crois intéressantde mettre en valeur, de manière personnelle et sans prétention, quelques tangos dont certains peuvent être méconnus des danseurs.
       Demander à un danseur européen quel est son tango préféré, c’est peut-être le placer dans l’embarras, comme parfois de mettre un nom sur une musique. Le jeu est plus facile pour un musicien qui connaît non seulement des partitions, mais aussi les subtilités d’interprétation et souvent, les diverses versions données par les orchestres avec les adaptations des arrangeurs. Quant aux Portègnes et aux hispanophones, ils accordent une belle importance aux letras, textes qui donnent du sens poétique, humoristique ou dramatique voire politique… à la musique et marient l’émotion des mots à celle des notes.

C’est ce que montre un petit livre acheté voilà plusieurs années à Buenos Aires “Cien tangos de oro” ( Ediciones Lea libros, 2006). Dans cette compilation illustrée par Gerardo Bustos,  Cesar Evaristo donne la synthèse d’une vaste enquête réalisée entre 1983 et 1994 dans les clubs, bars, milongas et autres espaces tangueros, et demandant aux amateurs de tangos leurs cinq titres préférés. Le résultat traduit, selon l’auteur, « la memoria emocional de los portenos…» Les tangos y sont classés dans l’ordre alphabétique, sans souci de préférence, avec quelques notules de l’auteur pour les situer, historiquement, musicalement et poétiquement. 
Parmi mes cinq tangos préférés, je placerais certainement  "En esta tarde gris"  dont j’ai cherché la partition à Buenos Aires. Je l’ai trouvée dans une boutique du marché de San Telmo, qui pourrait bien être la caverne d’Ali Baba du tango, mais dont la magicienne s’appelle Elena de San Telmo, selon le titre qu’elle s’est attribuée. Cette spécialiste et collectionneuse de vieux disques nous avait été recommandée par André Vagnon qui fait avec elle, depuis plusieurs années des échanges. La dame est des plus chaleureuses et très enthousiaste et elle nous a laissé fouiller dans ses trésors. C’est là que j’ai déniché une partition pour piano de mon tango, indatable mais ancienne, éditée par Julio Korn (Entre Rios 460). Peu importe, la trouvaille était symbolique et sentimentale et j’ai constaté ensuite que ce morceau, s’il figure dans les meilleures anthologies, est en bonne place dans le livre cité plus haut “Cien tangos de oro”.

Le tango En esta Tarde Gris est composé en 1941, sur une musique de Mariano Mores et une letra de José Maria Contursi, auteur qui avait repris le flambeau des mains de son père, Pascual, l’un des premier grands poètes du tango avec Celedonio Flores et qui avait écrit, entre autres, sur la musique piratée à Matos Rodriguez, les paroles de La Cumparsita, devenue Si supieras, un des grands succès de Gardel. José Maria suit la veine paternelle, avec l’atmosphère des premiers textes : l’amant abandonné, la fille de joie issue du peuple, le décor de la chambrette, de la rue, du barrio, la pluie, les sentiments de trahison, solitude et désespoir… Pour plus de détails biographiques ou littéraires sur ces deux poètes, consulter  Le Dictionnaire passionné du tango, paru en novembre dernier au Seuil (  G.H.Denigot, J.L Mingalon, E. Honorin ). Cesar Evaristo dit de En esta tarde gris que c’est le fruit d’une rencontre des plus heureuses entre la mélodie et les vers, à un moment de la période classique du genre. Pour ma part, je trouve qu’il véhicule à la fois désespoir discret et lyrisme, avec des inflexions mélodiques qui traduisent avec une sincérité douloureuse, le remords de ceux qui n’ont pas su se comprendre et se répondre. Et, même si on est un peu dans le cliché presque cinématographique, j’aime cette idée de soirée pluvieuse et grise, traduite et soulignée par le refrain. Pour lire le texte intégral en espagnol et sa traduction, je conseille de se reporter à l’anthologie de Denise Anne Clavilier Barrio de Tango publiée en 2010 aux Editions du Jasmin.

Beaucoup de versions et d’enregistrements existent de ce tango et André Vagnon, auteur du site Bibletango en répertorie 18, mais il en possède bien plus [près d’une centaine !], puisque pendant plus d’un mois, il a pu nous en envoyer une nouvelle version presque chaque jour. La plus célèbre est assurément celle gravée par Anibal Troilo, en 1941 avec son chanteur de l’époque Francisco Fiorentino. La même année, l’orchestre de Mario Maurano l’enregistre avec la grande Libertad Lamarque, montrant ainsi que le texte s’adapte aussi bien à une femme qu’à un homme. 25 ans plus tard, une version remet le tango au goût du jour sous la baguette de Leopoldo Federico, le bandonéoniste célèbre avec Julio Sosa comme chanteur. Mais en 1971, Troilo inscrit à nouveau le tango à son répertoire avec Roberto Goyeneche au micro. Je recommande ces versions pour la qualité de l’interprétation, aussi bien des orchestres que des chanteurs. Personnellement,  je préfère celle de Troilo et du Polaco parce que, comme savait le susciter Pichuco, l’orchestre et le chanteur sont en symbiose. Troilo donne la bonne place à chaque instrument au bon moment et Goyeneche, dans une diction impeccable, crée l’ambiance et, comme disait un contemporain, chante les silences… Mais il existe beaucoup d’autres versions dont certaines peuvent être écoutées ou visionnées sur You Tube. Le tango a en effet fait flores avec parfois des interprétations très particulières… Allez les découvrir dans des versions étonnantes et détonnantes, comme celles de Diego El Cigala avec des accents de flamenco ou celle de Rocio Durcal accompagnée par un orchestre symphonique et une banda mexicaine. Dans le dramatique exagéré, le chanteur Raphaël fait merveille. Il existe bien sûr des versions russes et une surprenante interprétation par l’orchestre japonais Sakamoto avec un chanteur en kimono. Enfin les danseurs ne sont pas en reste et You Tube présente des prestations intéressantes. Moira Castellano et Javier Rodriguez, qui danse aussi avec Geraldine Rojas, font dans le classique, tandis que Gaston Torelli et Noelia Hurtado s’adaptent au style du tango avec virtuosité. Mais je préfère la danse de Maria Belen avec Diego Riemer, “El Pajaro”, son précédent partenaire, parce que toutes les subtilités de la musique et du texte me semblent traduites par le jeu complice des deux maestros, un travail tout en douceur.

Pour le visionner, cliquez sur le lien ci après:
https://www.youtube.com/watch?v=WD483yvq0Aw   
                                                       Maurice CHABANNON, 15 juin 2017.

      Pour en savoir plus sur En esta Tarde Gris : http://www.bibletango.com/tangotheque/tgth_detail/tgth_det_e/
en_esta_tarde_gris_tgthdet.htm