Collection TANGO
Les lieux mythiques du Tango
Magic City
 
Magic City. Annexe
 
Charles-Etienne.
Le Bal des Folles.
Roman. 1930
 
       En 1930, Charles -Etienne publie un roman, " Le Bal des Folles ", éditions Curio, Paris. Il a pour personnage principal un homme d'une cinquantaine d'années, très riche, banquier et médecin. Il est très désabusé, et ne trouve guère de raison de vivre. Il cherche le bonheur et l'amour, de manière assez ambigüe et désespérée.
    Le roman a pour cadre la haute société de l'époque, mondaine et demi-mondaine. Un autre personnage incarne assez bien " la Garçonne ".
    Et, de la page 152 à 170, c'est l'occasion d'une description haute en couleurs de Magic-City et d'un bal de Mi-Carême. C'est un document intéressant, une fois faite la part du romanesque, qui ne semble pas dénaturer beaucoup l'authenticité de la peinture.
 
 Le personnage principal, qui est le narrateur du roman, et qui écrit dans son journal intime, est déguisé en « Dame de la Mer », avec un manteau vénitien, noir et or, et une cagoule. Il est accompagné de Ely Corbier, une jeune femme, peintre, dont il est amoureux, mais qui est homosexuelle, et amoureuse de Miss Lilian. Ils se rendent àMagic-City pour la fameuse soirée de Mi-Carême.
 
 […]
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Jeudi, 27 mars. - La rue de l’Université n’est mouvementée qu’à l’endroit où l’auto s’arrête. Le trottoir luit de pluie récente, au pied d’un escalier raide, violemment éclairé... Des masques bizarres, emmaillotés, gravissent avant nous les degrés du temple où filles de Lesbos et gens de Sodome célèbrent leurs bi-annuelles saturnales.
     Sous les gabardines à martingale, des traînes coruscantes dépassent ; d’invraisemblables panaches s’érigent sur des chefs emperruqués, au col protégé d’un foulard. Partie du trottoir opposé où la foule hostile, chahuteuse, est contenue par les agents, une bordée de sifflets salue chaque descente de voiture, chaque

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ascension des marches hautes. Le spectacle n’est pas qu’à l’intérieur ; la rue s’en offre un savoureux spécimen... C’est un peu la parade d’une exceptionnelle fête foraine où les indulgents badauds auraient fait place à une meute ricanante, lanceuse de « bobards », distributrice de huées. On entend des :
-« A la poubelle !... » - « Le panier à salade vous attend, les gouines !... » - « Sortez-le ! » - « A Saint-Louis, ta barbaque !... » - « Elle n’est pas encore crevée, celle-là ?... » - « A la porte !... » - « Putain, tu n’as pas payé tes fringues !... » - « Au bagne, les lopes !... »
     De telles aménités sont le baptême du feu. Maquillé sans art, la tête couronnée de tintinnabulantes verroteries, un jeune homme me précède au guichet des billets. D’une voix flûtée de soprano, il croit devoir me confier :
- C’est des tantes honteuses, voyez-vous !.. Les parents pauvres de la grande famille. Elles se cotiseraient à dix pour payer une entrée, en la tirant au sort,

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qu’elles n’y arriveraient pas !... « Purée, Mochetée, Vérole et Cie... » Non, mais les entendez-vous remuer leurs boites à ordures?... Sont-elles assez mauvaises ?... »
     Devant le mutisme du manteau vénitien, il apostrophe un voisin, torero à moustaches virgulées, impressionnantes. Plus loquace que moi, cet Escamillo de pacotille concède :
  - Sûr qu’elles en crèvent, les salopes !...On ne devrait pas permettre que le monde soye insulté de la sorte ! Aujourd’hui,nous autres, on a droit au respect comme à la rigolade !...
     Tumulte... Une « Mme Sans-Gêne », coiffée d’étoupe, diadémée de fer-blanc, avec un rideau de velours vert pour manteau de cour et un châle de laine groseille sur le dos, entre en conflit avec un agent. Au milieu des rires, elle glapit :
 - Laissez-moi passer, voyons !... Je suis enceinte !...
     Si Ely s’amuse du bouffon propos, Miss Lilian, impatiente, piaffe. Halte au vestiaire. Négligeant la salle du rez-de-chaussée, mon ravissant cicerone, pêcheur demi-nu, drapé dans un transparent filet de perles, tourne à gauche et gravit

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lentement, entre la double haie de « voyeurs », les degrés d’un tapis bleu.
Après l’insultant assaut du dehors, voici l’accueil plus châtié, mais tout aussi fielleux du dedans.
     Tout au long de la rampe d’appui, en grappes humaines, juchées, grimpées, tassées jusqu’à l’étouffement, haussées pour se_gausser, deux cents têtes dont les yeux flambent et la bouche invective... Usant de ce droit qu’à la porte on acquiert, ce « choeur antique » caquette et débine, lançant au vol la venimeuse épithète, Ie qualificatif dérisoire, l’adéquat surnom... Par Iui, on est renseigné sur la qualité des arrivants. Ce sont des :
  - Hou, « la Papesse! »... Te voilà, ma jolie ?... T’as grandi depuis l’année dernière.
     L’interpellé mesure 1 m. 80 et promène, avec majesté, deux nattes de Gretchen sur une robe à volants.
  - Hou « la Baptistine » !...  A toi les trente-deux perles !...

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     Le compliment est dédié à une crinoline imposante dont le cabriolet couvre un masque de Triton : joues bouffies, dents noires...
  - Dieu, ma chère !... Deux vraies femmes ! La brune et la blonde : un ménage à l’ail.
C’est la vieille, en noir et or, qui fait la cuisine. Le chaperon fin !... Faut-il qu’elle soit moche, la duègne, pour cacher sa poire !...
     Il s’agit de moi. Chacun y passe et, déjà, l’attention s’est détournée de notre groupe. Le flot qui nous succède essuie l’averse des lazzis.
  - Voici les Reines !... Hou! la « Civa-Rita » en Sorell... Grande chatte, va !... Et les deux « Récamier », en blanc, avec des gants verts !... Les vers s’y mettent ! Au Père-Lachaise, les horreurs !... Et « Miss Dolly » qui a pris son dessus de lit pour traîne impériale !...
     Une tempête de rires déferle :
  - « Marie-Rose » : Bravo !... Voilà Marie-Rose !... Crevante !... Un ban pour la Marie-
Rose !...
     Pointue, une voix stride, en réponse :
  - Mais oui, mes toutes bonnes, c’est moi l... J’ai quitté Yeddo ce matin, par avion. Je
suis Musmé, Butterfly et Tata-Yacco !...

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                    « Dit’s moi que je suis belle
                    Et que je serai belle
                    E-ter-nel-le-ment !... »

     C’est, débouchant au haut de la montée, un bon gros gars, à mine réjouie, aux yeux étonnés, qui glousse, pousse des cris d’oiseau blessé, vocalise et, agitant un éventail nippon, rit aux larmes. Il figure une maquerelle du Yoshiwara en kimono mauve, à ibis roses et dragons d’or. Avec un geste aux oreilles où, en pendeloques, de fausses émeraudes le disputent au strass victorieux, il ajoute d’un ton perçant : -  Voyez, mes jolies, pour la circonstance, j’ai sorti mes joyaux du Clou. Je les jetterai tous aux pieds du malabar qui aura mon coeur, ma rate et mon gésier !...
     « Marie-Rose », son éventail et ses parures disparaissent, comme happés par la foule. Et les boniments continuent :
  - Tiens, « Frisson », en rose et argent. Vive la Présidente !... Et « Toto », avec « Titine », la Couturasse !... Une demi-livre d’épingles sur sa serpillière. Et la

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« Kutenaü », en garçonnet !... Crois-tu qu’elle a l’air mâle !... Bonsoir, « la Marion » !... Pigez « la Tintin » avec sa traîne à fleurs et « la Pauline », en Belle Hélène !... Hou, « la Baronne de Larcade », en Argentina !... « La Protéa », en Samaritaine !... Tu te donnes à tempérament, chérie ?... Grands Dieux, voici « la d’Aspremont », en étoile de Ratoucheff !... Si « la Valentine » a engraissé, la « Dame en noir » a maigri. Hou, « Marceline », la vieille antiquaire ! Salut, teigne !... Mes enfants, c’est la « Crasseuse ridicule » !...
     La pluie des sobriquets tombe sur la marée toujours croissante des travestis singuliers, originaux, bigarrés, où la soie rivalise avec la percale. Il est minuit et l’on peut, à peine, se mouvoir, tant la foule est dense. Entre deux rangées de tables, bondées de consommateurs, on piétine. Il y a presque plus de curieux que d’exhibitionnistes. Si puissant est l’attrait du vice qu’on s’écrase au dancing afin d’approcher, sinon de palper, ces extraordinaires « messieurs-dames »…
     Prévoyant l’affluence, Ely a fait retenir, au fond de la salle, près du jazz, une

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table où, stoïques, trois fourriers attendent patiemment. L’un est en écolière, l’autre en « Maya » ; le dernier, le plus séduisant, toutes épaules dehors, personnifie une arlequine Watteau, soie ciel et argent.
  - Ne le prendrait-on pas pour une femme ?... s’extasie Corbier. « Georgina » a déjà posé pour moi. D’adorables yeux, un nez à croquer, une peau satinée que lui envieraient bien des grues. Charmant petit, du reste. « Cousin », vous devriez risquer une java avec lui.
     Je me récrie : - A mon âge et convalescent !... Je ne tenterais  pareille aventure
qu’avec vous ou Miss Craig.
  -  Sachez qu’en tel lieu, il n’est point accoutumé de se coupler au rythme du tango,
du boston ou du fox, par sexes différents. Les hommes dansent entre eux. Les femmes idem. Pour une fois qu’on peut s’offrir ce luxe en public, voudriez-vous qu’on s’en privât ?... Voyez, là-bas, si Lilian se gène avec cette grande, très brune, aux yeux immenses, costumée en faune ?... Belles jambes, cette inconnue... Une 

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étrangère, sans doute ?... C’est Babel, ce soir. Amorcée par la gent d’hôtel, la clientèle cosmopolite afflue. On ne perçoit, au passage, qu’accent ibérien ou anglo-tudesque. Ces braves hôtes, en quête de sensations, clameront après, le mépris de nos moeurs, alors que, chez eux, il s’en passe de vertes et de pas mûres !...
  - La cueillette des mûres, ne pourrait-on, Ely, la faire en cet enclos?... Malgré le maquillage et les oripeaux, le certain âge l’emporte sur l’âge incertain. Je reconnais qu’il est, d’ailleurs, plus amusant, plus gai... La jeunesse dont les grâces chlorotiques s’épanouissent auprès des « anciennes », n’en a pas l’alacrité déchainée. C’est le triomphe de la bedaine, des varices et des trois mentons ! Les jeunes, vraiment beaux, - j’accorde qu’il y en a, - crânent avec superbe, mais en minorité. Où la pléthore sévit, c’est dans le camp des échappés de cuvette, des ratés. Genoux cagneux, cuisses grêles, épaules déviées, visages d’avortons. Spectrale procession de déchéances physiques et phtisiques. Prenez en, pitié, par

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exemple, le dos de ce malheureux inconsciemment décolleté jusqu’au râble et se pavanant en liberty tango !... Est-il assez aquarelle d’un Bottini d’il y a trente ans ?... Indescriptible, l’anémie fardée de certains d’entre eux !... D’autres, ont une langueur macabre, avec leurs larges yeux dévorés de luxure, leurs lèvres saignant sous le rouge... D’autres encore ont des petites têtes malfaisantes d’oiseaux cruels, de goules.. . L’ensemble, bouquet de fleurs faisandées, est maladif, cynique et solliciteur. Protoxyde de bidet, ragoût d’h6pital et cantharide paprikée !...
  - « Cousin », votre cocktail comporte une dose d’évidente exagération. Mon objectif  d’invertie-née diffère du vôtre. Plus indulgente, je les comprends mieux. On sent dans votre diatribe, le parti-pris de l’homme qui se targue d’être normal. Votre critique acerbe ne cherche pas à atteindre l’élément féminin de cette réunion. Est-ce par déférence pour votre peintre ou par sympathie amusée ?... Il y en a pourtant de hideuses parmi nous. En face, vous pouvez reconnaitre la

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Marquise d’Autreman qui, jamais ne fut jeune, ni jolie. Elle a eu, cependant, les plus ravissantes créatures de Paris... Attablée près d’elle, Faby Winker, momie au nez rongé de cocaïne. Et la Comtesse de Pontmorand, cet adipeux monsieur dont les cent trente kilos se dissimulent sous l’ampleur d’une cape espagnole!... Et Valérie Valère qui exibe, depuis Grévy, sa tête en gargouille !... Et combien d’autres inaperçues, mais présentes, larves grouillantes, anonymes, sans charme et sans jeunesse !... Evidemment, elles sont plus discrètes, plus volontairement effacées que « ces messieurs », mais croyez-vous qu’elles valent davantage?... Nous avons d’identiques faiblesses, les mêmes tares et, au fond, le même coeur sensible et douloureux. Celui des déshérités qui ne sont pas comme les autres, des honnis de la Très-Sainte Société, parce qu’un hasard a révélé l’incurable mal dont ils souffrent. La police les traque. La justice les punit. L’opinion publique les condamne. Ils

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doivent, toute une année, vivre avec un masque sur la figure, surveiller leurs gestes, modifier leur voix, pour ne pas perdre le pain quotidien. Il n’y a pas que des oisifs, ne vous y trompez pas !... Toutes les professions ont ici leurs délégués qui, en douze mois, ont deux seules occasions de se Iivrer, sans contrainte, à leurs ébats : Mardi-Gras. Mi-Carême... Jours de liesse où, fermant les yeux, la brigade des Moeurs tolère, à condition qu’aucune indécence n’ait lieu. Si l’administration est intransigeante envers le troisiéme sexe, elle admet, par ailleurs, les libertés du Bal Nègre, les copulations du Bal de l’Internat et le viol de rigueur aux  Quat’Z’arts !... Comparez à ces orgies la sauterie de nos chères « coquines ». A part quelques nudités excessives, c’est très sous-préfecture et quasi-familial ...
  - La Salpétrière des Tantes !...
  - Raillez. C’est captivant comme un spectacle sans lendemain. M
  - S’il se prolongeait, on se lasserait tôt.
  - Cette élégance factice, clownesque, ces maquillages pralinés, ce rut d’originalité

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trémoussante où le cocasse tourbillonnant s’enchevêtre à l’irréel, c’est bien la fête des Fous de nos ancêtres, le bal des Folles de nos jours !... Gardez la table, ami, je vais voir où est Lilian. Depuis dix minutes, elle a disparu.
  - Seriez-vous jalouse ?...
— Infiniment, de ce qu’elle me cache. Si, indulgente Calypso, je lui accorde de folâtrer avec mes nymphes, c’est parce que je sais...
      Elle est partie.
      Poudrerizé à ton bonbon fondant, un gros père en boy-scout : yeux pâles et chaussettes roulées, s’arrête, m’interroge :
  - Tu ne danses donc pas, mignonne ?...
     Vêtu en charcutière : tablier blanc, poitrine en offrande et bouchons de carafe brinqueballant aux joues, un mastodonte cherche à l’entraîner : - C’est une « bourrique ». Méfie-toi « Césarine », il va t’emballer !...
  - Mon Dieu, Mon Dieu !... Le Conseil des Dix existe-t-il encore?... s’émeut, minaudière, une robe en taffetas puce, très 1865, brandissant au-dessus d’une coiffure-étagère, un authentique parasol à franges.
 
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     Une plus vieille, en élégante du temps de Sadi-Carnot, la bouscule. Adorné de plumes pisseuses, accumulées depuis dix lustres, son chapeau-galette est un poème.
  - Dites donc, morue, vous pourriez faire attention ?...
  - La Gyraldose-Cassis vous monte à la tête, poissarde ? Fille de rien, t’ai-je demandé si ta mère a fait un singe?...
  - Truie volante, est-ce dans les pissotières que t’as cueilli le cresson qui fleurit sur ta gueule ?...
  - Retourne à Sainte-Périne, vieil injecteur de poche !...
  - Et toi, à Saint-Lago, voleuse de santé !...
  - Taisez-vous, chicorées !... - intervient la maquerelle du Yoshiwara. A vous entendre, on vous prendrait pour des femmes du monde !...
     En gloussant, la quintette s’éloigne... Le jazz redouble d’assourdissant entrain. En nous installant, tout à l’heure, j’ai demandé à Ely pour quel motif elle avait choisi un refuge si proche d’un tel vacarme. Elle a parodié le « Chaperon Rouge » :

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  - C’est pour mieux voir, mon enfant ! A l’Opéra, le pont d’argent ; à Magic, la passerelle de bois !... Blêmes ou simiesques, nos perversités y vont défiler, au milieu d’un public en délire; les étincelantes et les défraîchies !... Déballage de tous sexes à crever de rire : Bal de Folles !... Que voulez-vous ?... Chez elles, comme chez les députés, le bruit remplace la raison. A eux, la tribune et les clameurs des partis ! A elles, le galop des cuivres et le proscenium de bois ! Ça coûte moins cher et c’est bien plus drôle ...
     La boutade a du vrai. En fouillant du regard un voisinage essentiellement boulevardier, je pense au sonnet que Tailhade consacra, jadis, aux invertis...
« Tantes, peuple hilare et nocturne », dans les grouillantes assises que vous tenez, il n’y a pas que les itchoglans de votre pamphlétaire... Des deux côtés de la piste, les plus parisiaques smokings se mêlent aux plus récentes robes du soir. Journalistes et vedettes ; gens de théâtre et de palette, de couture, de barreau, et même de finance, sont accourus s’encanailler à vos jeux. La petite des Ursins, toujours

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jeunette, s’ébroue auprès de son habituel cocu,avec Stephen-Claude qui blanchit,
sans doute à force de noircir les autres... Thérèse Lorquet et Aline Samuel, cliente et couturiére. Ponto-Mori, maître de l’éloquence, potine avec Gaspard Bourdu, sénateur. Tiens, le fondé de pouvoirs du Crédit Ottoman et Moustiquett, étoile de « l’Aquarium »... Plus loin, quatuor imprévu : Hector Grille, pianiste célèbre, aux doigts surchargés de bagues byzantines; l’exécré Philippe Winker ; Jean-Louis Massias en Néron et... Ady Silva, très rieuse... Rapprochement dû à la machiavélique Lysiane, par le canal d’lda Ruys, sans doute ?... Les obligés pactisent avec les ennemis. La duchesse manque à l’appel. Peut-on, décemment, traîner couronne en cette galère ?... Tout borné, sinon encorné, qu’il soit, le cousin s’y opposerait. De son rivage, où la grandeur l’attache, elle a envoyé, aux présentes Lupercales, des ambassadeurs de son choix : son frère, son amie et le fils de son ancien amant...

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     Et, sans qu’Ely soit de retour, parmi les ovations d’une foule dressée, mains tendues, frôleuses, tout au long dc la passerelle qu’on vient d’assujettir, le défilé des insexués et des androgynes, de tous les champions de l’amour hors la loi, commence... Qu’est-il advenu à ma compagne, où peut-elle être?... Soudain, effleurant mon bras, sa main se pose... J’interroge : - Et Miss Craig ?...
     Fébrile, très pâle, en termes brefs, elle renseigne :
  - Subtilisée, évaporée, dissoute !... Entraînée par le faune, mon cher !... J’en avais
le pressentiment. Répétition d’un tour déjà joué. Le rideau, cette fois, est bien tombé. Je ne le relèverai pas. Finish !...
     Des larmes embuent ses yeux. Pour ne pas pleurer devant un homme, elle se raidit, esquisse un sourire contraint :
  - Alder, si vous y consentez, après le convoi des Ris et des Grâces, nous fuirons.
      De quoi tenter le crayon d’un Frans de Geetere, moderne Goya, ces bouches de proie, de prostitution, d’agonie, crispées dans un rictus d’hystérie. Ferveurs

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émaciées, trépidantes, blêmeurs de Morgue aux contorsions pâmées, beautés de cimetière et d’hyper-revue, folles-fantômes scintillantes et fardées, voilà, crime et parure, le Vice de Paris qui passe !...
     La palme revient au couple « Albert »-« Robert ». L’élégance innée de I’un s’harmonise avec les gestes, fidèlement copiés, de l’autre. Vertigineusement empanaché d’autruches noires, endentellé de Chantilly laissant passer le flot neigeux des dessous, le duo personnifie des grues, 1900, retour des Drags. Suivant  « ces dames », une femme de chambre à taille de guêpe, poitrine en balustrade et canotier ciré, porte un blanc caniche enrubanné de feu. Le second prix va à « La Miss », un grand garçon d’une invraisemblable minceur. Regard de flamme, bouche de crucifié, coiffure en gratte-ciel, traîne de féerie, à volants de soie rose, portée par trois boys, même ton. Le prix suivant récompense le modèle d’Ely : « Georgina ».

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      Sous des vapeurs de changeantes lumières et la dégringolade d’accessoires tombée du cintre, le bal agite à nouveau, parmi le vrombissement des cuivres et le charivari du jazz, les grelots du stupre dément. Si les voyeurs partent, les « tantes » restent.
      Dansez, folles tournoyantes !... Vous avez raison. Un lendemain de misères, de larmes et de hontes vous attend. N’y songez pas, dansez !... Ce soir, vous êtes plus heureuses que nous... Dansez, les folles ! Dansez donc !...
[…]